De l’archéologie des images aux technologies 3D, cheminement et questionnements Jean-François Bernard (IRAA/UPPA)
Entre continuité et rupture, quel dialogue entretiennent les images d’hier avec celles de demain ? et quelle place la photo occupe-t-elle dans cette histoire ? Ces questions sont au centre de nos travaux actuels, elles invitent à de longs développements qui ne trouveront pas ici leur place. Les quelques lignes suivantes se contenteront d’esquisser à grands traits le contexte d’arrivée de la photographie dans le monde du dessin archéologique.
Les images de l’archéologie apparaissent dans le paysage culturel de la Renaissance, lorsque l’étude des monuments vient donner chair à celle des textes anciens. Les grands architectes qui réalisent alors les premiers dessins se nomment Raphaël, Sangallo, Palladio, Pirro Ligorio, Francesco di Giorgio Martini, à une époque où les bâtisseurs sont aussi des humanistes, des ingénieurs, des peintres, des poètes… Forts de tous ces talents, ils feront cependant la part des choses pour mettre au point un langage visuel répondant aux exigences spécifiques de l’étude des monuments antiques.
On constate dès l’origine la cohabitation de deux types d’images bien distinctes : celles qui représentent les vestiges existants, réalisées « d’après nature », que l’on appelle les relevés, et celles qui donnent à voir des édifices réinventés, que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de restitutions. Raphaël, dans sa lettre à Leon X, propose de « représenter ce que l’on voit aujourd’hui » (faire le relevé des monuments de Rome encore debout) « afin d’en déduire sans conteste leur aspect initial », c’est-à-dire montrer « les membres ruinés afin qu’ils s’accordent sans conteste avec ceux qui demeurent debout et visibles » (F. Paolo di Teodoro). Nous sommes peu avant 1520, date de la mort de l’artiste ; les principes qu’il énonce sont demeurés largement inchangés.
Comparé au travail du peintre, le travail de l’architecte se caractérise par l’importance donnée aux mesures, qui nécessite l’usage de ce qu’on appelle le dessin géométral, c’est-à-dire en projection orthogonale (plan, élévation, coupe). La perspective (vue volumétrique que Vitruve I, 2, 2, désigne sous le terme de scaenographia) est également importante, mais elle n’a pas le caractère indispensable du dessin géométral et appartient davantage au langage des peintres. La projection orthogonale, c’est l’image juste, celle du professionnel, qu’il soit constructeur ou chercheur. On aboutit à des images très codifiées mais à partir desquelles le spécialiste dispose de toutes les informations métriques et stylistiques nécessaires pour caractériser, exécuter ou étudier un ouvrage, de l’ensemble au détail.
Sans nous lancer dans une histoire des images de l’archéologie, rappelons juste que du XVème au milieu du XIXème siècle, le dessin est l’unique moyen de représenter les monuments pour pouvoir les étudier. Si ses travaux fondateurs sont italiens, cette histoire sera par la suite largement française. La création du Grand prix d’architecture, futur Prix de Rome, permit à ses lauréats, au contact des peintres, des graveurs, des sculpteurs, d’élever l’art de dessiner les vestiges au plus haut niveau. Le mathématicien Gaspard Monge théorisa au XVIIIème siècle la géométrie descriptive tandis que, quelques décennies plus tard, les campagnes militaires de Napoléon, tout particulièrement en Egypte, démontrèrent l’importance des images de l’archéologie. La qualité et l’abondance de la documentation scientifique produite dans des conditions extrêmes par un contingent d’infatigables dessinateurs firent de l’expédition, plutôt désastreuse du point de vue militaire, un énorme succès culturel.
C’est précisément à ce moment, que caractérisent une virtuosité graphique inégalée mais également l’installation d’une certaine routine académique, qu’apparait le puissant souffle de la photographie.
Le député François Arago, dans son célèbre discours de 1839 à l’Institut des Sciences, présente l’invention de Daguerre en évoquant abondamment le patrimoine et l’archéologie. C’est en raison d’un contexte déterminant, où se mêlent le formidable élan d’enthousiasme suscité par la publication de la Description de l’Egypte dix ans auparavant et, dans un registre différent, la parution de Guerre aux démolisseurs, véritable cri d’alarme lancé par Victor Hugo en 1832. La France, au lendemain de la révolution, est le théâtre de terribles destructions qui favorisent l’émergence d’une véritable prise de conscience patrimoniale. François Arago est à la fois un savant et un homme politique, un homme de progrès et un idéaliste qui rêve faciliter l’accès à la culture au plus grand nombre. Le soutien qu’il offre à Daguerre est déterminant.
Dès le début des années 1840, les premiers photographes s’équipent lourdement et commencent à produire des daguérreotypes, puis des calotypes de monuments anciens. Parmi ces pionniers, ces « primitifs » pour reprendre la terminologie proposée par Anissa Yelles (Aux origines de la photographie archéologique), se distingue Joseph Philibert Giraud de Prangey, antiquaire et excellent dessinateur. La photographie est alors désignée sous le terme de dessin photographique. Elle est présentée comme une sorte de dessin extrêmement performant, plus rapide, plus précis et qui présente le gros avantage d’éviter les fantaisies des artistes. Tout est vrai dans une photo, puisque c’est la nature elle-même qui tient le crayon !
Mais ce qui est occulté, c’est le fait que dessin et photographie produisent deux types de documents de natures complètement différentes. D’un côté, le dessin est une simplification, il ne reproduit pas la réalité mais s’efforce d’en extraire une sélection de données essentielles et de fournir des mesures. C’est une interprétation du sujet, un document analytique qui produit une valeur ajoutée cognitive, une « organisation filtrée des données » pour reprendre les mots de R. Debray (Vie et mort de l’image). De l’autre, la photographie reproduit aussi fidèlement que possible le sujet.
Ainsi, quand la photographie de fouille doit être réalisée avec une lumière aussi diffuse que possible, afin que tous les éléments apparaissent également éclairés, le dessin des vestiges devra jouer avec les épaisseurs de traits, les vides, les ombres, pour promouvoir l’importance de tel élément et mettre en retrait tel autre.
Il s’agit bien de l’interprétation d’un auteur, que certains considèrent comme sa fantaisie mais c’est précisément cette part de liberté prise avec la réalité qui confère sa valeur scientifique à l’image produite.
La photographie, qui voit le monde en perspective, s’efforce d’acquérir la rigueur du dessin géométral, par des prises de vue frontales et l’utilisation d’échelles. La mise au point d’objectifs à décentrement et de logiciels de retouche d’images permet progressivement de réduire l’écart entre le cliché et le dessin. A ce jour, le stade ultime de cette évolution est la projection orthogonale extraite du modèle photogrammétrique 3D. Elle offre à la fois la précision et la possibilité de prendre des mesures, auxquelles s’ajoute la possibilité d’accéder à une représentation exhaustive des informations en trois dimensions. On nomme communément et abusivement ce type de document un relevé photogrammétrique ; il serait plus juste de parler d’un levé de points, voire d’un fac-similé numérique. C’est une représentation photographique extrêmement riche d’un point de vue documentaire mais dont la valeur analytique demeure inexistante.
Nous développerons dans d’autres travaux ces questions mais rappelons, pour conclure ces quelques lignes, que la question des images de l’archéologie ne se limite pas à une analyse comparée de techniques et d’outils ; elle doit être traitée dans une perspective historique élargie. Chaque représentation nous parle à la fois d’un monument et du regard qu’une époque porte sur les vestiges. C’est pourquoi les nouvelles images aiment tant les ruines antiques, qui par ailleurs le leur rendent bien.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anissa Yelles (11 novembre 2021). . Séminaire doctoral "Archéologie et photographie" ED112-ArScAn UMR7041 . Consulté le 15 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/bcqe