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Le fonds photographique du Département des Antiquités orientales du Louvre : les missions françaises en Iran de la fin du XIXe siècle à la veille de la Seconde Guerre Mondiale Clélia Paladre Musée du Louvre – Département des Antiquités orientales1

  1. Présentation générale

Le Département des Antiquités orientales du musée du Louvre (DAO) conserve un fonds d’archives photographiques d’une richesse considérable, constitué au fur et à mesure des missions archéologiques placées sous l’égide du musée du Louvre ou l’impliquant directement. On recense plus de 28 000 phototypes dont 13 000 plaques de verre, 12 000 supports souples de formats et natures diverses et plus de 2000 diapositives couleurs. Les prises de vues viennent illustrer les activités des missions françaises de la fin du XIXe siècle aux années 1960 dans diverses régions du Moyen-Orient. Le fonds iranien est de loin le plus important avec près de 5800 phototypes. Depuis quelques années, un important travail de recensement et de numérisation du fonds a été entrepris. À ce jour, plus de 3400 des 5800 phototypes ont été numérisés et sont en cours d’identification. Il s’agit donc d’un travail en cours, loin d’avoir révélé toutes ses surprises. 

Nous nous concentrerons ici sur la période allant de la fin du XIXe à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. Le fonds se compose alors de plaques de verre, déposées par trois grandes figures de l’archéologie française en Iran : Jacques de Morgan (1857-1924), Roland de Mecquenem (1877-1957) et Roman Ghirshman (1895-1979). Le site le plus documenté reste Suse, dans le sud-ouest iranien, avec près de 3000 plaques de verre. Fouillé et reconnu dès le milieu du XIXe siècle2, il connaîtra une exploration massive à partir de 1897 avec la mise en place de la Délégation Archéologique en Perse dirigée par Jacques de Morgan jusqu’en 1912. Ce dernier est ainsi à l’origine des clichés les plus anciens dont nous disposons pour l’Iran3. À la suite de la dissolution de la Délégation Française en Perse et de la démission de Jacques de Morgan, les travaux à Suse se poursuivent avec son successeur, Roland de Mecquenem à la tête désormais de la Mission de Susiane de 1912 à 1939. Les plaques de verre liées à ses travaux constituent la grande majorité du fonds. Durant les années 1920-1930, l’archéologue explore également une dizaine de sites préhistoriques autour de Suse, occupés aux VIe et Ve millénaires avant notre ère. Pour chacun d’entre eux, nous disposons d’une dizaine de plaques de verre. Parmi les sites les plus célèbres on retrouve Tépé Djowi, Tépé Djaffarabad, Tépé Bouhallan ou encore Tépé Bendebal. À partir de 1936, il explore également Tchoga Zanbil et nous livre ainsi les premières vues (une cinquantaine de plaques) de ce célèbre site médio-élamite et de sa ziggurat. Un peu plus au nord, les fouilles de Roman Ghishman dans les Zagros puis sur le Plateau Iranien Central viennent diversifier géographiquement notre fonds. Il y fouille plusieurs sites occupés des temps préhistoriques à l’âge du Fer ; en 1931 et 1932, il explore Tépé Giyan4 et rapporte plus de 300 plaques de verre, en 1933, 1934 puis 1937, il travaille sur le site de Tépé Sialk, dont nous possédons plus de 500 plaques. En parallèle de ces grands chantiers, il explore des sites plus modestes tels que Tépé Djamshidi ou Tépé Bad Hora, connus par quelques dizaines de plaques de verre. 

Les informations accessibles par l’étude de ces photographies offrent de nouvelles perspectives pour la compréhension des sites, la connaissance des objets et l’histoire des missions et de l’Iran à l’époque des dynasties Qadjar (1786-1925) et Pahlavi (1925-1979). Les thématiques illustrées sont d’une remarquable diversité et permettent une vision extrêmement complète de ce que pouvait être une mission archéologique française en Iran durant cette période.

2. La richesse d’un fonds photographique : des prismes de recherche démultipliés

Une grande partie du fonds appartient au domaine du savoir archéologique. Des vues générales illustrent l’évolution de l’aspect des sites au fur et à mesure de campagnes et documentent ainsi l’impact des fouilles sur la topographie de sites explorés parfois sur des décennies. Suse tout particulièrement devient méconnaissable entre 1897 et 1939, le tell de Tépé Giyan est quant à lui littéralement coupé en deux en l’espace de deux campagnes. On trouve également des vues de vestiges architecturaux, de coupes stratigraphiques, de contextes funéraires et d’objets (Fig. 1). Ces derniers sont le plus souvent mis en scènes lors du traitement post-fouilles mais quelques prises de vue in situ sont également disponibles, nous dévoilant les antiquités au sein de leur contexte de découverte (tombes, habitats, dépôts, fosses, etc.) (Fig. 2). 

Figure 1 : Coupe stratigraphique à Tépé Sialk. Grande Construction de l’âge du Fer II (1050-600 av.) (Musée du Louvre, archives du Département des Antiquités orientales)

Figure 2 : Tombe 104 de Tépé Giyan. Couche IV (fin du IIIe millénaire). Le mobilier funéraire (hache à douille, bracelet et poinçon) est ainsi visible en contexte, lors de sa découverte puis, après extraction et nettoyage (Musée du Louvre, archives du Département des Antiquités orientales)

Ces photographies permettent un travail historiographique conséquent de re-découverte du passé et de compréhension de contextes originels des découvertes. Mises en regard avec d’autres sources archivistiques (carnets de fouilles, rapports, lettres, brouillons de publication, fiches objets, relevés architecturaux, etc.) et comparées avec les connaissances actuelles, il est possible d’obtenir des avancées significatives dans la compréhension des sites et des périodes culturelles. Certaines données sont inédites, soit qu’elles n’aient pas été publiées, soit qu’elles l’aient été sans être illustrées5. Le fonds permet ainsi la redécouverte d’objets perdus ou oubliés ou de vestiges architecturaux, principalement en briques crues, aujourd’hui totalement perdus ou démontés lors des fouilles. Surtout, certains doutes quant aux phasages culturels ou aux réalités architecturales ou funéraires définis dans les publications anciennes viennent pour partie trouver des précisions et/ou réponses. Si de nombreuses incertitudes demeurent, un étalonnement du degré de ces incertitudes peut au moins être établi, ce qui permet in fine de nuancer ou non les conclusions.

Un autre apport considérable de ce fonds réside dans la documentation des méthodes et pratiques archéologiques françaises de terrain mises en place en Iran. De nombreuses vues des chantiers en cours de fouilles permettent de les visualiser et de les comprendre. À Suse comme ailleurs, celles-ci sont d’abord marquées par la personnalité de Jacques de Morgan. Ingénieur des mines et  passionné de préhistoire depuis l’enfance, il se montrera déterminé à percer les mystères « des origines »6. Il y parviendra à travers des chantiers colossaux et par la mise en point d’une technique de fouille « en palier ». Elle repose sur la réalisation de grandes tranchées accolées de 5m de largeur dans lesquelles il descend progressivement par paliers de 5m de profondeur, formant des niveaux artificiels qu’il numérote. Les ouvriers sont groupés par équipe et travaillent en même temps sur plusieurs niveaux. Les sédiments des niveaux les plus bas sont ainsi remontés vers le haut, palier après palier pour être finalement évacués au sommet de la tranchée par des wagons qui seront vidés sur les flancs du tell (Fig. 3). On peut ici parler de technique de fouille industrielle. L’ampleur est considérable et le nombre d’ouvriers employés est impressionnant. Jacques de Morgan assumait parfaitement cette technique et l’avait théorisée au sein d’un ouvrage en 19067.  S’il apparaît facile aujourd’hui de juger ses méthodes et de faire des archéologues d’alors des chasseurs de trésors, les réalités sont plus complexes. Pour exemple, J. de Morgan qui affichait un désintérêt assumé pour l’architecture en briques crues, sachant combien elle se conserve mal et considérant de toute façon, qu’elle avait trop subi les dommages du temps, n’en faisait pas moins relever les grands bâtiments traversés afin de reconstituer, en partie, l’architecture et livrer, plus tard, des plans d’ensemble8. De même, s’il publiait uniquement les données matérielles en se souciant peu de nous informer sur leurs contextes de découvertes, il insistait sur le fait de prendre en compte aussi bien les beaux objets que ceux plus austères mais dont l’importance archéologique était primordiale. Roland de Mecquenem perpétuera ces pratiques et Roman Ghishman les utilisera à Tépé Giyan et durant les premières campagnes à Tépé Sialk. Elles deviennent ainsi la marque de fabrique des fouilles françaises. Il faudra attendre 1937 pour qu’un virage s’opère et que de « réelles » fouilles stratigraphiques soient enfin menées sur la colline Sud de Tépé Sialk9

. 

Figure 3 : Grande Tranchée de Jacques de Morgan à Suse, autour de 1900 (Musée du Louvre, archives du Département des Antiquités orientales)

Au-delà du terrain, un certain nombre de photographies nous permettent de nous figurer des procédures liées à l’organisation même des fouilles. La logistique du transport des œuvres fut, durant les premières décennies, au cœur des préoccupations des archéologues. En Iran, l’absence de fleuves aussi importants et faciles d’accès que le Tigre et l’Euphrate ou de lignes de chemin de fer compliquait considérablement la logistique. Les convois s’effectuaient donc pour partie à dos de mulets et de chameaux et pour partie en barque ou autres bateaux à voiles afin de rallier la mer. Les antiquités étaient sujettes aux cahots de la route auxquels s’ajoutaient les dangers des rapides et les remous fluviaux et maritimes. En outre, les régions traversées étaient pour la majorité instables ; des escortes étaient nécessaires pour accompagner les trajets ce qui nécessitait un investissement financier important sans pour autant empêcher les attaques. On doit à Jacques de Morgan un petit ouvrage nous narrant les difficultés et surprises de tels voyages qui s’apparentent à de réels exploits10. Le fonds photographique vient nous illustrer toutes ces étapes à travers des vues diverses : transport des œuvres imposantes sur le site même, préparation de caisses destinées à être envoyées vers la France, transport des caisses à dos de bêtes, sur des embarcations ou des chariots, etc. La situation s’améliorant drastiquement en Iran au lendemain de la Première Guerre Mondiale, ces aventures ne feront plus réellement l’objet d’une « couverture photographique » par la suite. 

Une autre documentation précieuse concernant les procédures liées aux fouilles se trouve dans l’illustration du partage des antiquités. Jusqu’aux débuts des années 1930, la France possède un monopole accordé par le gouvernement Qadjar en ce qui concerne la recherche archéologique en Iran et donc les fouilles sur l’ensemble du territoire11. La convention est remise en question en 1927 par Reza Shah Pahlavi qui ouvre l’Iran aux autres missions étrangères et inaugure un service des antiquités à la tête duquel il place l’architecte français André Godard12. En 1930, une loi de protection des antiquités est promulguée. Elle stipule que les découvertes issues des fouilles doivent être partagées en deux lots égaux entre l’Iran et la mission archéologique13. Plusieurs plaques nous donnent à voir cette opération, où les lots rigoureusement équivalents étaient exposés à Téhéran, puis tirés au sort. Le lot attribué aux archéologues était alors soigneusement préparé pour un long périple jusqu’à la France (Fig. 4). De même, à partir de la mise en place du service des antiquités, un inspecteur des antiquités iranien était systématiquement envoyé sur la fouille pour travailler aux côtés des archéologues français. Les documents archivistiques (rapports et lettres) ainsi que les traditionnels remerciements présents en début de publication nous apprennent parfois leurs noms. Notre fonds permet de mettre un nom sur un visage et vice versa. Il nous montre de très belles collaborations s’échelonnant au cours du temps comme M. Cepahbody, inspecteur des antiquités travaillant à Tépé Sialk en 1933 aux côtés de Roman Ghirshman, puis sur la mission de Susiane en 1935 aux côtés de Roland de Mecquenem. Des photographies nous montrent également l’évolution de ces acteurs essentiels de l’archéologie iranienne naissante ; M. Mustafavi par exemple, est présent en 1932 à Suse en tant qu’inspecteur des antiquités puis, on le retrouve en 1939, cette fois en tant que sous-directeur des antiquités. 

Figure 4 : Opération de partage des découvertes faites à Suse et préparation des caisses destinées au musée du Louvre, en 1937-1938 (musée du Louvre, archives du Département des Antiquités orientales)

Les collaborateurs français plus ou moins récurrents de Jacques de Morgan, Roland de Mecquenem et Roman Ghirshman, trouvent une place importante sur les photographies. Qu’il nous permette d’enfin visualiser le visage d’un nom mille fois lu, ou qu’il nous fasse redécouvrir des figures largement oubliées, le fonds photographique est une mine d’informations sur ces pionniers de l’archéologie orientale et permet un véritable travail de biographe. Le père Vincent Scheil, Louis Le Breton, Jamshid Unvala, Don Vautier, Yves Marquet, Paul Toscanne, Marcel Neuville, Tania Ghirshman, Maxime Siroux, Gustave Tellier, etc., sont autant d’acteurs essentiels photographiés au travail ou dans leur quotidien. Ainsi, diverses activités de loisirs viennent colorer le fonds photographique : boxe, pêche, équitation ou encore chasse, comme autant de moments de vie. Les visites de personnalités importantes, qu’elles soient d’ordre culturel ou politique sont également documentées et retracent l’histoire presque diplomatique de ces missions. On peut mentionner les plus importantes, telle que celle de André Godard et de sa femme Yedda Godard à Suse en 1932, celle de l’éminent archéologue Erich Schmidt, directeur de la Joint Expedition to Iran, également à Suse en 1932, ou encore la visite du gouverneur de la province de Kashan en 1934, auprès de l’équipe de Tépé Sialk (Fig. 5). 

Figure 5 : L’équipe de la Joint Expedition to Iran et son directeur Erich Schmidt (au centre) rendent visite à l’équipe de Suse, sur leur chemin pour Tépé Hissar en 1932  (Musée du Louvre, archives du Département des Antiquités orientales)

Pour terminer, il nous parait primordial de souligner l’importance patrimoniale d’un tel fonds photographique. Au-delà même de l’archéologie, les plaques qui nous sont parvenues gardent en mémoire des traditions, des paysages, des villes et des monuments iraniens parfois aujourd’hui totalement disparus. Rappelons que le passage de la dynastie Qadjar à la dynastie Pahlavi en 1925 s’accompagne d’une politique de destruction des monuments islamiques, légitimé par une volonté politique de nationalisme laïc. À travers les trajets, les visites ou missions d’explorations des différentes équipes, il permet de restituer l’aspect d’un site ou d’une ville aujourd’hui profondément métamorphosés (Téhéran, Ispahan, Persépolis, etc.) ou de découvrir la Perse inexplorée de la fin du XIXe siècle et ses paysages sauvages. Enfin, nous avons la chance d’avoir parfois un fragment d’Histoire préservé et fixé à jamais sur les plaques de verre, comme sur cette photographie prise au lendemain de la Première Guerre Mondiale, lorsque Suse était encore le chef-lieu d’un bataillon de Cipayes (Fig. 6).


Figure 6 : Occupation du tell de l’Acropole de Suse par un escadron de Cipayes durant la Première Guerre Mondiale. Les baraquements étaient encore présents en 1920 (Musée du Louvre, archives du Département des Antiquités orientales)

3. L’utilisation de la photographie par les missions archéologiques françaises en Iran de la fin du XIXe siècle à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, quelles spécificités ?

Au sein de cette dernière partie, nous aimerions évoquer succinctement les grandes spécificités de l’utilisation de la photographie dans le cadre des fouilles françaises en Iran durant cette période. 

L’importance de la photographie d’objets doit ici être soulignée. Une masse importante du fonds correspond, en effet, à des objets mis en scène lors des opérations de post-fouille. Ces clichés n’étaient pas destinés à être publiés, on leur préférait largement les dessins pour des questions principalement financières. Ces photographies formaient donc, non pas un catalogue d’images destinées à l’illustration, mais un formidable recueil de documents voués à l’étude. Dans la plupart des cas, il s’agissait d’aide-mémoires pour la préparation des publications. Les archéologues s’attachaient à documenter minutieusement les objets et pouvaient ainsi les intégrer par la suite, à leurs publications, sous forme de lithogravures ou de dessins (Fig. 7). Dans le cas des objets inscrits plus particulièrement, il n’est pas rare de retrouver de nombreuses prises de vue, réalisées sur place et destinées à être envoyées aux spécialistes afin que les inscriptions soient lues au plus vite. À Suse, Jacques de Morgan et Roland de Mecquenem envoyaient régulièrement des clichés au père Vincent Scheil, épigraphiste de la mission, resté à Paris. 

Figure 7 : Découvertes de Tépé Giyan illustrées au sein du fonds photographiques (Musée du Louvre, archives du Département des Antiquités orientales) mises en regard des dessins jusqu’alors uniquement disponibles (Voir Contenau Georges et Ghirsman Roman (1935) Fouilles de Tépé Giyan, près de Néhavend, 1931 et 1932, Paris : pl. 36) 

Cette importance de la photographie d’objets s’explique également par la nécessite de garder trace et de préserver l’ensemble des découvertes dans un « musée imaginaire » à la Malraux. Ceci s’explique par le contexte particulier propre à l’Iran et à l’Orient en général. La peur que représente la perspective de perdre l’objet est presque viscérale dans ces régions extrêmement sauvages. Le choc du naufrage des antiquités assyriennes découvertes par Victor Place à Khorsabad en 1855 y est certainement pour beaucoup14, de même que les difficultés d’acheminement dont nous avons déjà parlé plus haut. Si l’insécurité en Iran devient de moins en moins un problème, particulièrement après la Première Guerre Mondiale, une autre réalité vient expliquer ce besoin de multiplier les prises de vue d’objets : la procédure de partage des fouilles de 1930 qui empêche de savoir à l’avance quel lot suivra le fouilleur en France et lui permettra de plus amples études à même l’objet. 

En ce qui concerne les photographies liées au terrain, il apparaît très vite que la période est marquée par une certaine individualisation des trajectoires. Chaque fouilleur semble avoir eu sa propre logique de production de données.

Jacques de Morgan nous livre des photographies où l’exploration prime sur l’archéologie. À cette époque, la Perse est une contrée inconnue et énigmatique et les témoignages rapportés de ces véritables expéditions sont précieux (monts Bakhtyaris, région du Gorgan, Zagros, etc.). Pour exemple, à Suse, les photographies des chantiers sont certes nombreuses mais moins que celles illustrant la construction du « Château » entre janvier et mai 1898, entreprise titanesque nécessitée par les attaques récurrentes de groupes armés que subissait alors la Délégation. Ces clichés font ainsi office d’aide-mémoire permettant par la suite un récit détaillé et il n’est pas rare que Jacques de Morgan utilise ses photographies pour établir ensuite un dessin qui sera lui, publié (Fig. 8).

Figure 8 : Construction du Château de Suse photographié (Musée du Louvre, archives du Département des Antiquités orientales) puis illustré par Jacques de Morgan (Voir Jaunay Andrée (1997) Mémoire de Jacques de Morgan, 1857-1924. Souvenirs d’un archéologue, Paris : p. 457). Ici, les voûtes des magasins sont visibles au premier plan ; au loin, on peut voir le campement de la Délégation. 

Avec Roland de Mecquenem, les motivations derrière les prises de vue changent radicalement. La Délégation Archéologique dissoute en 1912, doit désormais rendre des comptes et justifier de ses dépenses auprès du Ministère de l’Instruction publique, son principal financeur. Les photographies sont alors destinées à illustrer des rapports annuels (aujourd’hui disponibles en ligne15), et vouées à justifier des budgets alloués. Les prises de vue montrant des fouilles gigantesques où s’affairent des centaines d’ouvriers et celles d’objets en contexte deviennent plus courantes. Les mêmes réalités se retrouvent avec Roman Ghirshman lors de ses premières fouilles à Tépé Giyan puis Tépé Sialk. Les grandes photographies d’ensemble avec des ouvriers en activité viennent justifier de l’avancée rapide des travaux et les quelques photographies d’objets en contexte sembleraient presque prises au hasard, lors d’une visite, pour étayer l’importance des fouilles avec de belles découvertes. 

Ce n’est qu’à la fin des années 1930 qu’un changement profond s’opère et annonce une utilisation toujours plus scientifique de la photographie dont l’usage est de plus en plus aisé. À Tépé Sialk, lors de la dernière campagne en 1937, Roman Ghirshman délaisse les techniques héritées de Jacques de Morgan et documente systématiquement les objets et leurs contextes de découvertes, les vestiges architecturaux ainsi que les ensembles funéraires. Les photographies sont plus largement utilisées dans la publication (les coûts ayant diminué) et celles inédites, préservées au sein du fonds, démontrent d’une indéniable volonté de documentation scientifique. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, Roman Ghishman prendra la tête de la mission archéologique de Suse. Figure majeure du renouveau de l’archéologie française en Iran en tant que science moderne, il viendra enrichir notre fonds de milliers de supports souples divers. Mais ceci est une autre histoire…

  1. Ce travail est permis grâce au mécénat Elahé Mir-Djalali Omidyar et du Cultural Roshan Institute. []

  2. W. F. Williams et K. Loftus de 1851 à 1854, puis le couple Dieulafoy entre 1884 et 1886 ont exploré le site et ont révélé des vestiges principalement perses achéménides. Leurs travaux restent modestes en comparaison de ceux entrepris à partir de 1897. []
  3. Si les œuvres découvertes par les Dieulafoy ont rejoint les collections du musée du Louvre, leurs archives, elles, se trouvent en partie à l’INHA. Dix albums photographiques du couple notamment ont été achetés en 1921. Voir https://blog.bibliotheque.inha.fr/fr/posts/les-albums-de-jane-et-marcel-dieulafoy.html. []
  4. La mission de Tépé Giyan est en réalité codirigée depuis Paris par Georges Contenau, alors conservateur en charge du Département des Antiquités Orientales au musée du Louvre. []
  5. Les coûts de publication étant extrêmement élevés, on retrouve peu de photographies au sein des publications anciennes. On leur a souvent préféré des descriptions textuelles, des lithogravures ou des dessins. []
  6. Morgan de, Jacques (1905) Histoire et Travaux de la Délégation en Perse du Ministère de l’Instruction Publique 1897-1905, Paris. []
  7. Morgan de, Jacques (1906) Les Recherches Archéologiques, leur but et leurs procédés, Paris. []
  8. Un plan général rassemblant les relevés effectués entre 1903 et 1908 sera publié plus tard dans les Mémoires de la Délégation en Perse Tome XII, en 1911. []
  9. Voir Ghirshman Roman (1938 et 1939) de Sialk près de Kashan 1933, 1934, 1937, Volumes I et II, Paris. []
  10. Morgan Jacques de (1909) De Suse au Louvre. Aventures d’un convoi d’antiquités entre Suse et la mer, Paris. []
  11. Ce monopole est le fruit d’une tractation longue et compliquée qui donnera naissance à un premier texte, signé en 1895 avec Nasr ed-Din Shah, puis à un texte définitif intitulé « Convention relative à la concession des Antiquités de la Perse », signé en 1900 avec Mozzaffer ed-Din Shah. Voir Chevalier Nicole (2002) La Recherche archéologique française au Moyen-Orient : 1842-1947, Paris, Éditions Recherche sur les civilisations, pp. 125-152 et pp. 512-513. []
  12. Il dirigera ce service de 1928 à 1953 puis de 1956 à 1960. []
  13. Voir Chevalier Nicole (2002) La Recherche archéologique française au Moyen-Orient : 1842-1947, Paris, Éditions Recherche sur les civilisations, pp. 343-346. []
  14. En 1855, son convoi d’œuvres est attaqué et coulé par des tribus révoltées ; sur 149 caisses, 26 seulement parviennent au Louvre. Voir Pillet Maurice (1916) Un naufrage d’antiquités assyriennes dans le Tigre, Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 60e année, numéro 3, pp. 224-240. []
  15. Voir https://www.mom.fr/mecquenem/ []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anissa Yelles (11 novembre 2021). . Séminaire doctoral "Archéologie et photographie" ED112-ArScAn UMR7041 . Consulté le 17 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/bcqf


Anissa Yelles

Anissa Yelles est docteur en archéologie romaine et chercheur associée au laboratoire ArScAn équipe GAMA. Ses recherches sont consacrées à la réutilisation des archives photographiques de fouilles comme sources primaires pouvant contribuer au renouvellement des connaissances pour l’étude matérielle (archéologie du bâti) des sites romains de la période tardo-républicaine et impériale en contexte urbain stratifié (en Gaule-romaine, Italie et Afrique Proconsulaire).

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